Notre cerveau a tendance à croire que les autres partagent notre vision des choses. C’est pourquoi les politiques surestimeraient la compréhension que les électeurs ont de leurs propositions, et s’isoleraient mécaniquement…

cp 107 solitude

Le gouvernement aurait-il pu voir venir le mouvement des « gilets jaunes » ? L’élargissement et la revalorisation en 2018 du « chèque énergie » ainsi que les autres mesures du « paquet solidarité climatique » suggèrent qu’on avait anticipé la nécessité de mettre en place des mesures compensatoires. Nous savons aujourd’hui que ces mesures étaient insuffisantes pour éviter la colère des citoyens, et il est tentant de pointer du doigt le manque de lucidité des responsables politiques. La grogne des habitants se déplaçant en voiture et ayant un revenu modeste était, se dit-on, facile à prévoir.

Mais l’était-elle vraiment ? Un problème général de la psychologie humaine, et qui touche aussi les politiques, vient du fait que nous avons tendance à penser que les autres partagent nos opinions. Le plus souvent, en effet, nous avons oublié la façon dont nous nous sommes forgé une opinion et avons le sentiment de voir le monde de manière objective. Nous pensons alors que les autres auront la même vision que nous. Ainsi, plus nous sommes favorables à une politique, plus nous sommes incapables d’imaginer que l’on puisse ne pas l’approuver.

Illusion psychologique

Cette incapacité à comprendre que les autres ne partagent pas nos convictions peut amener les élus à surestimer le degré de compréhension ou d’adhésion des électeurs. Une bonne illustration de ce problème provient d’une étude dans laquelle un participant devait faire deviner une chanson à un autre participant simplement en tapant le rythme de la chanson. Les participants qui scandaient ce rythme (et avaient donc la chanson bien en tête) estimaient que les auditeurs auraient un taux de succès de 50 %. En réalité, le taux de réussite a été de 2,5 % ! Et ce n’était pas dû au fait que les participants surestimaient leur sens du rythme. Les résultats étaient les mêmes s’ils regardaient une vidéo d’une autre personne tout en connaissant la chanson. Ils ne comprenaient tout simplement pas que la situation de l’auditeur différait de la leur.

Des erreurs similaires se produisent dans l’élaboration des politiques publiques, en particulier lorsque le processus de décision n’implique pas de personnes externes. Une étude récente a porté sur l’efficacité des SMS pour inscrire les parents d’élèves à un programme éducatif, qui leur permet de mieux suivre les résultats et l’assiduité de leurs enfants à l’école afin de limiter les risques d’échec scolaire. Des parents d’élèves étaient divisés au hasard en trois groupes. Ceux du premier groupe recevaient un message standard disant qu’ils pouvaient s’inscrire au programme en allant sur un site Web. Ceux du deuxième groupe recevaient un message simplifié leur permettant de s’inscrire en répondant simplement « Démarrer ». Pour le troisième groupe, l’inscription était automatique : un SMS était envoyé aux parents pour les informer qu’ils pouvaient se désinscrire en répondant simplement « Stop ».

Les résultats ont montré un effet très puissant de l’inscription automatique : les taux d’inscription étaient de 1 % pour le message standard, de 8 % pour le message simplifié et de 96 % pour le message d’inscription automatique (même si les gens étaient libres de refuser).

Mais la partie la plus intéressante porte sur la façon dont 130 décideurs publics (par exemple des enseignants et des administrateurs expérimentés) ont prédit l’efficacité de chaque approche. Ils anticipaient en effet des taux d’adoption respectifs de 39 %, 48 % et 66 %, c’est-à-dire qu’ils surestimaient le taux de participation du groupe standard de 38 points et sous-estimaient l’efficacité du groupe automatique de 31 points ! Une différence qui compte, car les enfants des parents inscrits automatiquement avaient ensuite des résultats scolaires plus élevés et un taux d’échec inférieur de 10 % aux autres groupes.

Qui connaissait les chèques énergie ?

Ainsi, les décideurs surestiment le niveau d’implication des parents et ne comprennent pas que ceux-ci pourraient ne pas avoir envie de déployer des efforts, mêmes modestes, pour s’inscrire. Plus généralement, les responsables surestiment souvent l’intérêt et l’implication du public dans leurs programmes. Ils ont sans doute passé beaucoup de temps à réfléchir à leurs politiques et ne parviennent pas à envisager que la plupart des électeurs ne partagent pas (du tout !) leur niveau d’intérêt pour la question.

Dans le cas des « gilets jaunes », les concepteurs du chèque énergie ont peut-être été persuadés que cette mesure serait connue de tous et perçue comme suffisante pour l’accompagnement des ménages en situation précaire. Ils n’imaginaient sans doute pas que la plupart des électeurs ignoreraient tout de dispositif et que de nombreux bénéficiaires potentiels du chèque ne l’utiliseraient pas. Un classique des aides sociales, puisque 36 % des personnes qui ont droit au revenu de solidarité active (RSA socle) n’effectuent pas les démarches pour le percevoir, de même que 21 à 34 % des personnes éligibles à la couverture maladie universelle.

Dans son rapport sur l’approche comportementale des décisions politiques, la Behavioural Insight Team, organisme anglais pionnier dans le domaine, propose de renforcer la participation de personnes extérieures aux processus de prise de décision gouvernementale : élus, syndicalistes, citoyens tirés au sort dans des jurys citoyens ou tout simplement membres juniors de l’administration qui, de manière anonyme, auraient les moyens d’exprimer des opinions divergentes. Bref, la solitude n’est bonne pour personne, ni pour les responsables politiques, ni pour les citoyens. Tôt ou tard, il faut confronter ses opinions à celles des autres. Mieux vaut le faire avant de prendre une décision !

Bibliographie

  • M. Hallsworth et al., BehaviouralGovernment. Using behavioural scienceto improve howgovernments make decisions, The Behavioral Insight Team, 2018.
  • P. L. S. Bergman et T. Rogers, The impact of defaults on technology adoption, and its underappreciation by policymakers, Working Paper, n° 6721, 2017.

Références

  • Article paru dans la revue Cerveau & Psycho, N°107 Février 2019. www.cerveauetpsycho.fr
  • Auteurs : Coralie Chevallier et Nicolas Baumard chercheurs en sciences comportementales au Laboratoire de neurosciences cognitives de l’École normale supérieure (ENS).

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